Entretien dans la langue de Molière avec Terry Moore

Terry Moore est un auteur et dessinateur indépendant de comics et l’un des membres clé d’Homage Studio (Warren Ellis, ça vous cause ?) Il remporte l’ « Eisner Award » (plus haute distinction pour un comic book) de la meilleure série avec « Strangers in Paradise » en 1996. Sa série d’horreur « Rachel Rising » a, elle aussi, remporté des prix : dont l’Harvey Awards en 2014 et 2015, et fut nommée pour l’édition 2012 du « Bram Stoker Award »… Parmi ses autres créations figurent les séries « ECHO », « Motor Girl » et « Paradise TOO », toutes publiées par sa maison indépendante, Abstract Studio. Son univers est un délicieux cocktail de romance, d’action et de poésie. En France, son œuvre est publiée par Delcourt.

1/ADF : Terry, parlez-nous de vos débuts dans les comic books? De votre premier job? De vos influences ?

TM : Gamin, j’aimais les comics, et j’aimais dessiner. Mais c’est vers dix-onze ans, à l’époque où je vivais à Dar es Salaam, en voyant ma première histoire de Tintin, que j’ai réalisé qu’on pouvait écrire et dessiner son propre film. J’ai grandi en évitant de m’attaquer aux comics parce que je pensais qu’ils étaient tous labellisés Marvel ou DC, et je ne sais pas dessiner comme Jim Lee. C’est en découvrant les comics indépendants que j’ai décidé de tenter ma chance. J’ai dessiné le premier épisode de Strangers In Paradise sur ma table de cuisine – ça m’a pris un mois –  j’ai embarqué une version imprimée des pages à une convention et demandé aux vendeurs et aux éditeurs s’ils étaient partants pour soutenir le projet. Ils ont tous répondu O.K et voilà, c’était parti. Mon premier job a été mon premier numéro de Strangers In Paradise. Je suis parti sur les chapeaux de roues, comme on dit.

Mes influences sont variées. J’aime quasiment tout l’art et les artistes issus de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Pareil pour la musique. J’apprécie particulièrement les illustrateurs des années vingt (vingtième siècle). J’adore l’Histoire contemporaine, j’associe l’art et les mouvements musicaux avec les générations qui les ont engendrés, ainsi qu’avec leurs origines culturelles. Ça a été ma façon à moi de connaître le monde et de me connecter aux autres. Je peux avoir 100 influences en tête au moment où j’esquisse une page. 

2/ ADF : En France, on aime causer littérature (du moins, c’est ce qu’on veut bien vous faire croire, en réalité, nous sommes de vils hâbleurs). Justement, parlez-nous du style Terry Moore ou de votre « griffe », comme on dit à Paris ?

TM : Je peux envoyer aussi loin que n’importe lequel d’entre eux (TM fait allusion aux auteurs les plus prestigieux). Dans mes histoires, j’aborde les problèmes majeurs de la vie à travers mes personnages. J’écris avec les tripes, le personnage est plus important que l’action. J’aime que mes séquences débutent avant le traditionnel point de départ du récit (à l’opposé des autres auteurs). Quand la séquence est sur le point de se terminer, j’aime tirer sur la corde et voir ce que les personnages font et se disent dès que nous sommes partis (en somme, Terry est un amateur des coulisses de la narration). Notre connexion avec eux est illimitée, on mange, on se rend aux toilettes, on dort et on se lave en leur compagnie. Ça n’est pas sans conséquences. Quand on quitte notre maison ou notre voiture, on verrouille la porte. Si quelqu’un est blessé par un coup de club de golf à la tête, il doit se rendre à l’hôpital et risque un traumatisme crânien irréversible. Mes personnages sont faillibles, ils sont des êtres humains complexes qui vivent dans la réalité d’Einstein, sauf que des choses fantastiques leur arrivent.

Mes histoires parlent d’espoir et du courage qu’il faut pour se lever chaque jour et recommencer encore et encore. Ça, c’est ma signature.

Phewwwww.

3/ADF : Quand j’étais jeune, dans les années quatre-vingt, en France, lire des comics était la honte suprême… Aujourd’hui, avec les adaptations ciné de super-héros à l’infini, lire des comics est devenu très tendance (à déraison)… Est-ce que c’était pareil, pour vous, quand vous étiez un gamin, aux États-Unis ?

TM : Uh… Je vous dirai « oui » moins la honte. Comme vous le savez, la honte n’existe pas aux États-UnisJ, je pense que le comics US a touché le fond durant les années soixante-dix et y est resté jusqu’à l’entrée en scène de Frank Miller ou Alan Moore au milieu des années quatre-vingt. Ça n’est que mon avis farfelu.

L’Europe et les États-Unis ont toujours été deux marchés différents jusqu’à ce qu’Internet unisse la culture et le marché.

De nos jours, où que j’aille, tout le monde lit les mêmes livres dès leur sortie. Quand je voyage, je n’arrive pas à savoir d’où sont issus les jeunes que je rencontre jusqu’à ce qu’ils se mettent à parler, parce qu’ils partagent tous la même culture pop et arborent le même style. Cela dit, ça a propulsé les comics dans une arène plus large. Les illustrateurs et les artistes de France ou de Russie ou des Pays-Bas (comme Otto Schmidt et LoisVB) peuvent être suivis par un million de fans aux États-Unis et partout dans le monde, sans forcément être dans le comics ou même assister aux conventions US. C’est une chose fantastique pour un type comme moi qui vient d’une époque où seule la scène locale existait.

4/ ADF : Des conseils avisés à l’attention des artistes néophytes qui souhaiteraient creuser leur trou dans l’industrie du comic book ?

TM : Instagram, Deviant Art, Twitter, Tumblr, Facebook, WordPress ont, semble-t-il, tous aidé des inconnus partout dans le monde à faire connaître leur art posté en ligne auprès des fans (followers).

Ces fans sont importants dès lors que vous souhaitez vendre des livres.

Je pense que les artistes qui ont une grande base de fans online les ont parce qu’ils mettent à disposition, en un clic, leur travail sur le Net à l’attention de leurs followers.

Vous voyez une magnifique peinture (ou esquisse) en ligne, et vous pouvez la liker en un clic.

C’est comme ça que vous finissez par suivre leur auteur. De 300 followers, il passe à 73,000 puis à 730,000. Puis, dès lors que les artistes compilent leur art en un seul bouquin (un comics ou autre), les fans finissent par l’acheter. Quelques mois plus tard, vous apprenez que ce même artiste s’est offert une maison en cash. C’est comme ça que ça fonctionne de nos jours. Dès qu’il le désire, cet artiste peut approcher un ou des éditeurs de comics et leur dire d’aller jeter un œil à son boulot en ligne. Là, ils auront un aperçu de son art, verront le nombre de ses followers, et décideront ou non (rapidement) de l’embaucher.

Sinon, vous pouvez le faire à l’ancienne, vous rendre à une convention là où l’éditeur de votre comics favori fera une apparition. Acheter un ticket pour aller montrer votre portfolio à l’éditeur et espérer qu’il l’adore. S’il n’aime pas, essayez de le soudoyer avec une bière et une pizza. Saoulez-le en espérant qu’il vous révèle une info que vous pourrez utiliser pour le faire chanter de manière à gravir les échelons du business. Je n’ai jamais eu l’occasion d’assister au succès de cette approche, mais je la trouve plutôt amusante.

5/ ADF : Votre légendaire comic book, Strangers in Paradise, m’a ouvert à de nouveaux horizons en matière de graphisme et de narration. Il brasse les genres et les arts avec grâce (romance, thriller, poésie, peinture, musique, etc.). Sa love story impossible entre deux femmes : l’énigmatique et charismatique, Katchoo ; sa meilleure amie, la délicate et naïve, Francine, et David, l’âme romantique de la série, est une hymne à la tolérance. Contez-nous ses origines? Qu’est-ce qui vous a mené à cet univers? Ses personnages hauts en couleur ?

TM : Avant mon premier comic book, j’ai esquissé des années durant mes personnages dans des comic strips qui n’intéressaient pas grand monde.

En jetant un œil à mon travail, j’ai réalisé que ces trois personnages principaux étaient présents partout. Ils étaient mes meilleures créations originales, du coup, j’ai commencé à ébaucher leur comic book et explorer leur vie d’une façon détaillée inappropriée au format du comic strip.

Ça a vraiment été un processus organique, très évolutif… Ils sont passés de stéréotypes en deux dimensions à des personnages complexes, en partie parce que j’ai continué de les modeler, eux et leurs proches. Une fois que vous avez des personnages solides, l’histoire coule de source. Tout n’est qu’une question de bonne combinaison. Il suffit de deux personnages enfermés dans un ascenseur et de la bonne conversation pour vous ouvrir les portes d’un livre entier.

Mais le plus gros changement pour moi a été le jour où j’ai arrêté de les penser comme des personnages de fiction et commencé à les considérer comme des personnes réelles. Grosse différence. Un personnage a des motivations. Une personne sent l’odeur du pain et la menthe poivrée quand elle passe à vos côtés. Un personnage a un but et des obstacles qui l’empêchent d’atteindre ce but. Une personne s’est réveillée ce matin en pleurant et a passé le reste de la journée à se demander pourquoi ? Vous voyez la différence ? Certains auteurs sont des marionnettistes manipulateurs tandis que d’autres sont des prêtres qui se nourrissent des confessions de leurs amis et des étrangers. 

6/ ADF : J’ai lu que vous étiez en train de travailler à l’adaptation cinématographique de Strangers in Paradise. Parlez-nous de ce projet ? Vous avez des infos à partager avec nous, à propos de sa réalisatrice ? Du scénario ? Du casting (Krysten Ritter, Aka Jessica Jones, pourrait interpréter une « sympathique », Katchoo, vous ne pensez pas?) ?

TM : J’écris cet hiver le scenario et je ne peux rien vous dire si ce n’est que la réalisatrice, Angela Robinson, est absolument parfaite pour ce film et que je ne pourrais être plus heureux à propos de ce choix. Et Krysten Ritter a clairement les épaules pour Katchoo mais je n’ai aucune idée de qui aura le rôle. Vu comme Hollywood fonctionne, C’est Matt Damon qui pourrait bien interpréter le rôle de Katchoo.

7/ ADF : Un mot à propos de Motor Girl, votre dernier comics ? Quelles sont ses influences ? Est-ce un « hommage » à Easy Rider (Je déconne… quoique) ?

TM : Non, en réalité, ça parle du SSPT (syndrome de stress post-traumatique). Je voulais aborder une histoire d’ami invisible, parce que j’aime ce trope. Du type, Calvin & Hobbes, Harvey… Mon idée était d’associer ça avec une « vétérante » de guerre qui a souffert du SSPT, et d’explorer sa relation avec son ami invisible, un gorille de près de 400 kilos. C’est ma façon à moi d’exprimer ma compassion et mon respect envers les hommes et les femmes qui se sacrifient pour les autres. Car, même après le cessez-le-feu, ils continuent d’en payer le prix.

Ils ont toute ma gratitude. C’est une vraie belle histoire. Quand j’ai réalisé mes premières esquisses, je me suis dit : « Hey, je vais créer un comics mêlant une fille, un gorille et une moto, parce que, qui ne lirait pas ça ? C’est super chaud ! » Voilà l’artiste que je suis, un sexist pig J. Puis, l’auteur « Terry » a repris les rênes et dit : « Non, c’est une histoire bouleversante à propos d’une personne au courage exemplaire et nous allons la traiter avec respect parce qu’elle est bien plus valeureuse que nous tous réunis et nous ne sommes pas dignes d’elle ! »

Comme vous pouvez le constater, je suis mon propre Yin-Yang.

8/ ADF : Si vous deviez collaborer avec un artiste français, scénariste ou dessinateur, ça serait qui ? Nous avons récemment interviewé, Jean-Yves Mitton, l’auteur gaulois des comic books Mikros, L’archer blanc, etc. Vous êtes en contact avec lui ou d’autres artistes de chez nous ?

TM : Non, je ne suis pas sûr que la France puisse me contacter sans intermédiaire. Je ne suis en contact avec personne d’autre que mon bienveillant éditeur, Delcourt. Si j’avais la chance de travailler avec un auteur français, mon choix classique serait Moebius ou Jean-Pierre Gibrat. Parmi les artistes récents… Il y a tellement d’artistes et de styles, de Gotlib à Joel Jurion. Quel merveilleux dilemme que de choisir un artiste français. 

9/ ADF : Un message à l’attention des lecteurs français de comic books (ce qui vous passe par la tête) ?

TM : C’est le plus grand des honneurs pour moi de voir mon art et mes récits publiés dans la patrie des arts et des lettres. Merci, merci de lire mes livres. Merci de me traiter comme si j’étais l’un des vôtres lors de mes visites. Je suis toujours bien accueilli en France.

10/ ADF : Le meilleur pour la fin, vous ne pouvez pas vous dérober à cette question, quel est votre auteur français favori ? Molière? Hugo ? Musset? Pierre Bordage ? Moi ? Qui ?

TM : Je n’ai jamais parlé à ces types-là, ils ne me téléphonent jamais, du coup, je vous choisis, vous. Vous êtes mon auteur français préféré du jour. Mais, si Hugo m’appelle demain, tous les paris sont ouverts. 

Merci beaucoup, Terry.

Merci, Arnaud.

Si vous avez autant apprécié que nous le travail de Terry sur les pages des Chroniques des Fontaines, osez vous aventurer par ici:

 Son site maison :
http://abstractstudiocomics.com/

Pour les addicts du Net, c’est par ici :
https://twitter.com/TerryMooreArt
www.instagram.com/terrymooreart
www.facebook.com/TerryMooreArt

Notre chronique de Strangers in Paradise :
https://chroniquesdesfontaines.wordpress.com/coups-de-%E2%99%A1/bd/strangers-in-paradise/

L’entretien avec Terry en VO :
https://chroniquesdesfontaines.wordpress.com/les-parisiennes/rencontres-entretiens/interview-shakespeares-language-with-terry-moore/

Notre hommage à Charles Schulz (en clin d’œil à Terry Moore) :
https://chroniquesdesfontaines.wordpress.com/coups-de-%E2%99%A1/bd/snoopy-et-le-petit-monde-des-peanuts/


Arnaud Delporte-Fontaine