Sire Arno, nouvelle écrite avec panache

A la fin de l’envoi, je fais mouche ! C’est du moins ce que je me dis quand j’envoie à la volée mes saillies à l’attention de mon grand nez chaque soir avant le coucher ! C’est ce que je devrais appliquer le jour et non le soir si j’étais plus téméraire !Aujourd’hui, tenez, j’ai l’exemple parfait… Si je n’avais pas hésité sur pieds, si l’effroi ne m’avait pas figé tout entier, j’aurais pu tailler en pièces rien qu’avec mes mots mitrailleurs ce vil, Sire Aristide, bourgeois du même âge et dans la même classe que moi, au cul bordé par la soie coloniale, qui n’a jamais brillé en société autrement que par ses acquis et non ses atouts, au lieu de fermer mon grand clapet frustré ! Si seulement je n’avais pas tremblé dans mes bottes quand, avec un aplomb retors, il a déconseillé à la belle de notre classe de ne pas boire un coup en la compagnie d’un « pauvre rien comme moi qui devait mendier son café » – suivi d’un fou rire général. Hélas, l’argent achète tout y compris l’audience…

Tandis que j’étouffe, contraint et forcé tel un forçat, dans les bas-quartiers de la banlieue, boulet au pied, lui, souffle son air désenchanté depuis sa villa planquée sur les hauteurs du village qui surplombe notre déplaisante pauvreté, pour mieux surveiller les serfs que nous sommes, nous, les administrés au bon vouloir de sa seigneurie. Sa famille chacal, qui transmet sa souveraine bourgeoisie de pères en fils,  -vive les atavismes !- détient l’immobilier de notre contrée… Ils nous font l’honneur de respirer le CO2 que leur poumons exhalent avec générosité depuis les cloaques avec vue sur rien qu’ils nous louent chèrement.

Je me prénomme Arno, j’ai dix-huit ans. On me surnomme Sire Arno pour des raisons évidentes. De par mon phrasé littéraire, à la fois splendide et hors limites, qui fait toujours mouche, dans ma tête surtout, et de par ma proéminence faciale, j’ai nommé, mon bon nez bosselé ! En fait, c’est un ami de longue date, un bienveillant faune, Sylvain, disparu depuis dans les sphères de l’existence qui m’a bien nommé ainsi. Je le salue au passage depuis cette fiction ubuesque !

Comme je vous l’ai déjà précisé, je vis dans cette banlieue, paradis des parias oubliés des cités. Ici, d’avenir on n’en a pas. Du moins, si je fais abstraction des deux options que l’on nous propose depuis les bancs du lycée public au service des élites. Au choix, servir dans les administrations asservies par les riches de Paris, ou bien besogner-tirer la gueule au guichet de leurs bourses vaniteuses ! Je ne veux pas servir l’État ni leurs banques fallacieuses. Certains, plus vifs que moi, optent pour le parcours « sport sup’ »… Peut-être qu’ils auront la chance de finir rois du ballon rond…

Moi, avec mon talent littéraire qui ne vaut rien ici-ban, qui pèse moins qu’une application algorithmée, je n’ai pas d’ouvertures ou d’amis, hormis mes livres et les auteurs trépassés. Je suis isolé, en tous points. Le confinement a du bon, il a le mérite d’émoustiller l’imaginaire… Dans mon cas, il déborde sévèrement… Il est grand temps que je le déverse dans le journal du lycée, « Le charivari » seul espace où je peux exprimer librement (parce que personne ne le lit) mon trop-plein de mots.

*

Un beau jour comme les autres tant tout est semblable ici en cette contrée où le temps s’est arrêté, durant les journées portes ouvertes de mon lycée, débarque dans cet espace-temps figé, une drôle de jouvencelle de notre Provence provinciale, une belle des champs dorée à croquer, une Marianne, sans les Caprices de Musset, qui vient nous enchanter avec ses chants lyriques et Lilith, sa lyre, sa dite-compagne. La Marianne à marier ou voler sans tarder est un jeune phénomène de la chanson française qui éclabousse de son verbe la scène poétique de notre pays… En ce moment, elle fait le tour de chant de France, et dans deux jours, s’apprête à aller conquérir, Paris !

Est-ce un signe du destin ? J’aimerais tant lui ouvrir les portes de l’emmurée… Et mirer mes yeux dans les siens depuis l’île de la Cité… Le temps nous est compté, je ne dois pas m’endormir sur mes pensées volatiles… Vite vite vite, cours, Arno, cours !…

Je me présente à elle dans une envolée lyrique, de circonstance, spontanée, qui ne ressemble pas à ma timidité contractuelle contractée dès le berceau… J’en oublie mon cruel public.

— Marianne, ton chant transporte les cœurs au-delà des cinq sens !

Elle me sourit, s’apprête à me répondre malgré les rires refoulés et fouinasses de ma classe constipée, mais, celui qui a tant œuvré pour fermer les portes de mon horizon, Sire Aristide, mon « rival » également surnommé « sire » par ce faune qui s’est depuis, faufilé loin de ce bourge d’enfer, s’infiltre de suite, à la dérobée, depuis le dernier rang réchauffé par les pipelettes de son boudoir boudeur, sur la scène de mon théâtre.

Il fut un temps où nous étions amis. Non, par civilité, mais par sincérité, du moins de mon côté. Le vendeur de rêves m’avait fourré, à cette époque occultée depuis, dans ce crâne crédule qui m’a perdu, que nous étions deux âmes libres, égales, et fraternelles, donc amis à la vie à la mort et qu’il allait m’ouvrir les portes de cette cité interdite à laquelle il avait accès… Or, cette promesse n’a jamais brillé dans ma nuit, le truand n’a jamais descellé ce maudit verrou m’interdisant cette liberté promise par les murmures de Paris !

Tandis que lui, avec son passe-droits, s’y est aventuré, à volonté, sans freiner ses envolées, seul ou mal accompagné, depuis ses plus jeunes années.

Cette fois, ô malheur quand tu te pointes, tu ne le fais pas à moitié, le scélérat est bien décidé à emporter ce « trophée républicain » au sein de la cité…  Il en a les clés, pas moi…

En scène, Aristide :

— Belle, Marianne, toi qui chantes la liberté, permets que je t’embarque dans ma nef enchantée qui mène à la cité lumière !

Elle répond, d’une verve « tac au tac » sans regarder l’interlocuteur… Ainsi s’affirme l’universalité :

— Je ne saurais dire « non » à l’appel de la poésie libertaire.

Je réplique fissa (je m’étonne) :

— Gare aux geôles aux faux airs libertaires !

Après cette envolée mal amenée, je suis grillé sur le champ. La belle me prend pour le jaloux du coin et me vire, céans, de son champ de vision (du moins, c’est ce dont je me persuade depuis ma précarité. Nous, les pauvres, avons toujours tendance à nous sous-estimer). L’usurpateur, ce Christian des hauts quartiers, ajoute pour achever le cheval boiteux, bon à abattre, que je suis :

— Ta jalousie est à la mesure de ton nez, Sire Arno.

Fou rire général des fous du roi. Le professeur Voisin, grand absent du débat républicain, nous donne congé.

*

Sir Aristide embarque, ainsi, sur sa barque mordorée, la belle Marianne, sur ce fleuve doré menant à cette villa « libertaire » depuis laquelle, il tentera à coup sûr de la butiner ! Mon cœur se soulève à cette pensée nauséabonde !

Tandis que moi, le pauvre, Arno, séance tenante, dans la foulée des malheurs de Sophie, sur la route du condamné à l’ennui, je me fais tabasser par deux abrutis du quartier, pas de quartier !, qui, sans pitié, me détroussent, et me retapent, au passage, mon profil d’œuvre littéraire…

Le soir, le miroir aux regrets de ma chambre reflète mon visage brisé.

Le même soir, je hurle ma misère à l’étoile du Berger.

Où es-tu, mon guide céleste ? Quand viendras-tu me tirer hors de cette prison liberticide qu’est ma condition de mal né loin des libertés ?

Pourquoi ne sommes-nous pas toutes et tous nés égaux devant la Loi des Hommes ? Tu peux me dire la différence entre mon pauvre cœur et celui des riches palpitants ? Entre ma peau de chagrin et leur peau hâlée ?

Une vision d’horreur s’abat sur mon imaginaire : je vois Sire Aristide accompagner, main dans la main, Marianne dans les hautes sphères de la cité des poètes, là où je pourrais, si le destin, le permettait, exercer mon art sans quolibets…

*

Le lendemain. « Les Regrets » de du Bellay sont au programme du cours de français. Tu parles d’un regret, tant sa poésie est figée et non libre comme celle de Baudelaire, Rimbaud ou Verlaine…

Marianne s’installe parmi nous dans la classe républicaine (jeu de mots, facile, je vous l’accorde), aux côtés de Sire Aristide, sinon rien, qui aura bien œuvré depuis sa maisonnée pour conquérir son cœur campagnard.

Elle « semble » conquise, mais l’est-elle vraiment ? Lui, avec sa gueule béate, son air vainqueur de conquérant d’outre-Rhin, me nargue d’une tirade va-t-en-guerre…

— Encore une percée victorieuse pour l’axe de la victoire !

(Il faut comprendre que moi, Sire Arno, je suis 100% Cœlio moins la noblesse, confiant et entier sur les bords ; Sire Aristide, malgré ces airs d’Octave et de fine fleur du fleuret qu’il se donne, n’est que 20% Octave : il est traitre et rentier hors bords, sans comparaison avec le personnage de Musset qui était, en dépit des apparences, bienveillant, et bien armé. 80% du bohème, restent donc sur le tapis… Sire Aristide n’est qu’un rigolo notoire de l’école du mérite.)

Ma réplique tape dans le mille :

— Cesse sur le champ ce dédain envers Verdun. Ou bien as-tu oublié que ton axe tout-puissant n’avait pas percé cette année-là ? 1916, ça te cause ?

Oui, la bataille de Verdun est au programme… L’autre, avec ses mœurs conquérantes se prend pour un Panzer… Allez savoir pourquoi…

— Verdun… Tout de suite les grands « maux » ! Tu me prends pour qui, un Nazi ? Allez, redescends trente secondes hors du drame de ta non-vie ! Ces… furieux n’ont fleurit que des années après… Moi, je ne suis qu’un, pardonne l’expression, riche partisan du tracé de frontières entre ceux qui ont les capitaux et les autres… Sinon, comment gouverner un pays paisiblement avec l’insupportable gargouillement des ventres creux ?

— Les frontières n’existent pas là-haut, dans l’univers…Et, ici-bas, les ventres creux dont tu parles avec mépris, n’ont qu’une envie, t’arraisonner sans tarder.

Du balai, du Bellay…

Ah, j’ai cru déceler un éclat dans l’œil libéré de Marianne qui ne peut hésiter (je ne peux le concevoir !) entre les caprices fortunés de l’un et les envies révolutionnaires infortunées de l’autre.

Forcément, il me casse :

— Si je t’écoutais, on immolerait par le feu mes parents et mes semblables ! Toi, avec tes frustrations, tu aimerais cramer tout ce qui brille, pire, incendier notre société ! Tu te penses « libertaire » alors que tu n’es qu’un barbare.

— Si par barbarie, tu entends pouvoir jouir comme toi des lumières par-delà ces enceintes étouffantes érigées par ta famille ventrue, alors, oui, je plaide coupable !

— Érigées à la demande du peuple ! Ce vox populi que tu adores tant !

— En réalité, le peuple est souvent aveugle tant il est berné par vos mirages sahariens… Mais, oui, je l’adore ce « peuple » qui écorche ta bouche marbrée, alors que toi, avec ta gueule félonne, je t’abhorre…

— Ce n’est pas en déversant ta haine bilieuse que tu obtiendras les faveurs de la belle Marianne…

Tandis que nous nous escrimons verbalement, la belle en question chante son amour et ses airs frais qui n’appartiennent à personne à celles et ceux en quête d’amour, sans prendre part à cette « puérile » joute post-pubère qui n’intéresse que nos deux egos mâles « dégrossis ». Les regrets de ne pas avoir assisté à pareille merveille sur scène improvisée, pas ceux de du Bellay – les miens – s’invitent en moi… Cette fille, tu parles d’un talent !

Le prof nous vire, tous deux, céans. Il fait bien.

Notre spectacle pour une dame lui sort par les oreilles, moi, par le pif… Mes narines se dilatent aux sons de celui qui fait barrage entre moi et la liberté symbolisée par cette nymphe des contrées égarée dans une France inconnue.

Quand il est question de conquête de cœur ; les esprits s’emballent… Et les duels s’ensuivent.

*

La cour de récré.

Au cœur d’une meute de charognards assoiffés, Sire Aristide et moi-même nous faisons face pour les yeux de la belle Marianne. Nous échangeons nos sympathies sans tarder. D’un crochet, il m’esquinte ce nez que jamais je n’amputerai, alors que moi je tape droit dans son cou paonesque qui ne manque pas d’air. Nous sommes séparés par les gardes républicains de l’ordre établi.

Chacun est convoqué devant la haute autorité.

Sire Aristide s’en tire avec un blâme.

Sire Arno est viré des bancs de l’école publique, sans appel.

L’argent achète les verdicts. Pas les consciences.

*

Je rentre chez moi, le cœur lourd, les épaules voutées, le nez sanguinolent. Qu’elle n’est pas surprise (et ma joie) de tomber sur mon chemin de croix sur la belle Marianne et sa lyre lilithienne, qui m’interpelle sans crier « garde à vous ! » et me dis ceci, écoutez bien :

— En dépit des apparences, j’ai toujours palpité pour les exclus comme toi … Si tu as le sentiment que je suis conquise par l’outre-gouaille de Sir Aristide, tu te fourres le doigt dans le nez, Sire Arno. En réalité, je n’ai nullement couché chez lui, la nuit dernière… Certes, il m’a raccompagnée dans sa voiture… Mais, il m’a sciée sur place dès l’instant où il a posé sa main vipérine sur ma cuisse insoumise… Là, je le confesse, j’ai frémi et recraché le repas du midi que je n’avais pas mangé… De mon point de vue provençal, et ses monts venteux où sévissent les vents libertaires, je ne fais pas de distinction entre ce que tu appelles « le bourgeois » et le « je ne sais quoi », comme toi… C’est pour ça que je ne suis pas intervenue dans votre querelle… sirupeuse… Ne m’en veux pas d’être à l’écoute de tous… Et ne m’interromps pas quand je parle, je te vois trépigner sur place… Car le plus important est à venir. Si tu le veux bien, c’est avec toi que je veux visiter celle que tu surnommes la Splendide dans tes écrits ! Oui, j’ai lu ton « génie » dans le journal jauni de ton lycée !

— Marianne, tu me réserves bien des surprises… Et je ne parle pas de ton talent lyrique mais de ton esprit éveillé…Plus jamais, je ne m’arrêterai aux apparences, ni ne catégoriserai mon prochain… Mais, comment franchir ces enceintes sans la clé aux miracles ?

La fille, aux ressources illimitées, semble-t-il, me sort de sa poche une paire de clés bienvenue.

— Quand le paon parade, la sirène envoûte…

— Tu es mon passe vers la liberté, belle Marianne.

— Je suis providentielle pour ceux qui savent saisir leur destin…Rendez-vous à minuit  aux pieds des murailles !

*

Minuit, l’heure de ma libération promise.

Enfin, je vais pouvoir quitter ces lieux claustrant mon âme poétesse ! Adieu, triste banlieue exsangue de poésie, A moi, le Paris des libertés !

Alors que je foule le lieu de mon rendez-vous avec la vie, j’entends un rire saugrenu juste derrière moi. Je me retourne, vif éclair, et tombe nez à… cou sur Sire Aristide, le sourire bien malveillant. Il sort de sa poche non pas une clé, mais son téléphone sur lequel il joue l’intégralité de la conversation entre moi et Marianne.

— La sirène pensait m’avoir envoûté… C’était compter sans ce micro flanqué au cœur de cette lyre dont elle ne se sépare jamais… Nous, « les culs bordés », comme tu dis, n’avons pas bâti nos tours d’ivoire qui font de l’ombre à votre petitesse sans prendre de précautions…

On dit que la nuit, les chiens sont enragés. La preuve dans ce coup de pied bien burné qui met mon rival au tapis de la vanité.

— Habitue-toi à voir le monde depuis cet horizon ras les chevilles, Sire Aristide, car tes belles murailles sont en train de se fissurer.

La belle Marianne et sa lyre font leur entrée en scène.

A sa vue, je bondis de joie, oubliant le mauvais Aristide.

Elle me répond d’un sourire libérateur avant de froncer soucieusement ses sourcils. Que lui arrive-t-il ? Est-elle déçue de me voir en ces lieux ? A-t-elle changé d’avis ? Subitement ? Soudainement ? Réalisant, à force de l’entendre, que je n’étais pas un bon parti ?

Point du tout. C’est encore Sire Aristide qui fait des siennes. En mauvais perdant, il se relève, et sans prévenir, comme dans une mauvaise farce, m’aplatit la tête contre la muraille de ses ancêtres. Mon nez s’y écrase majestueusement – pour une fois que je fais dans la dentelle – et pisse plus que de raison. A la vue du sang, l’autre est secoué, mais pas trop… Sa caste n’est guère versée dans les sentiments (j’ai failli à ma promesse de ne plus jamais catégoriser) Mon sang paria a tâché son monumental monument, tu parles d’un sacrilège.

Marianne court à mon chevet… Je me vide… Elle sait que ma fin est proche… Je lui dis sans tarder :

— Porte-moi par-delà la muraille, Marianne…

— Tu ne mourras pas sans humer l’odeur de la liberté, Sire Arno.

*

D’un tour de clé, Marianne m’ouvre les portes de la cité rêvée.

Laissant derrière nous, dans les ombres prétoriennes de mon passé, Sire Aristide, en roi de l’absurde, seul avec son royaume fissuré.

La muraille franchie, Paris et ses pavés littéraires s’offrent enfin à moi.

Je puis m’en imprégner à plein nez. Car, mes yeux refroidis par la mort en marche, ne voient pas la misère qui s’est emparée des faubourgs parisiens… Il y a fort longtemps que la cloche de la pitance n’a pas sonné pour ses clochards affamés.

Qu’importe à une âme condamnée… Je mourrai dans l’illusion d’un Paris fraternel…

Marianne me dépose sur le pont de Sully.

Et je lui dis :

— Marianne, enfin je vis ! Enfin, je respire la liberté, enfin je suis libre de t’aimer avec panache !

— Sire Arno, je t’aime aussi, conclue Marianne.

Je meurs, avec panache, forcément.

FIN.


Arnaud Delporte-Fontaine